Luc Julia, l’IA et la réalité

Luc Julia : un « expert en IA » à remettre à sa place

Luc Julia : un « expert en IA » à remettre à sa place

Luc Julia

Un spécialiste propulsé gourou de l’IA en France

Luc Julia est fréquemment présenté en France comme un expert mondial de l’intelligence artificielle – à tel point qu’il a été auditionné par le Sénat en juin 2025 pour éclairer les décideurs publics sur l’IA[1]. Ancien de la Silicon Valley, co-créateur de l’assistant vocal Siri, il bénéficie d’une aura médiatique considérable. Les médias français et institutions le sollicitent volontiers : lors de son audition sénatoriale, son intervention « démystifiant » l’IA a fait des millions de vues et suscité des commentaires enthousiastes, beaucoup se disant « rassurés » par cette remise à sa place de l’IA[2]. En somme, Luc Julia est perçu comme l’une des voix incontournables sur le sujet de l’IA en France. Mais mérite-t-il vraiment ce statut ? Un examen plus attentif de son parcours et de ses déclarations invite à nuancer – voire à démystifier Luc Julia lui-même.

Le co-créateur de Siri : un ingénieur HMI, pas un chercheur en IA

Rendons à César ce qui lui appartient : Luc Julia a effectivement joué un rôle dans la genèse de Siri, l’assistant vocal d’Apple. Spécialisé en reconnaissance vocale et en interaction homme-machine (HMI), il fait partie des ingénieurs qui ont conçu Siri[3]. Son parcours impressionnant l’a mené de SRI International (où il dépose en 1997 des brevets qui préfigurent Siri) jusqu’à Apple en 2011 pour superviser le développement de l’assistant, puis chez Samsung en tant que VP de l’innovation[4][5]. Autant dire que c’est un ingénieur talentueux dans le domaine des interfaces et objets connectés. Toutefois, cela ne fait pas nécessairement de lui un expert polyvalent des algorithmes d’intelligence artificielle au sens large. En réalité, ses compétences relèvent davantage de l’intégration de technologies existantes dans des produits grand public et de l’amélioration de l’expérience utilisateur (ce qui est déjà notable), plutôt que de la recherche fondamentale en IA.

En France, cette distinction tend à s’estomper dans les médias qui le qualifient volontiers de « génie de l’IA ». Renault, qui l’a recruté en 2021 comme directeur scientifique, n’a pas hésité à vanter « son expertise exceptionnelle en intelligence artificielle »[6][7]. Pourtant, du point de vue de la communauté scientifique, Luc Julia n’a pas contribué aux avancées majeures de l’IA moderne (telles que l’apprentissage profond ou les modèles de langage). Son statut d’« expert IA » repose surtout sur sa réussite passée (Siri) et sur sa capacité à communiquer au grand public, plus que sur des découvertes techniques de pointe. C’est un peu comme si on présentait le concepteur d’une interface utilisateur réussie comme le porte-parole de toute la recherche en IA – un raccourci que beaucoup jugent trompeur.

« L’IA n’existe pas » : un discours volontairement à contre-courant

Le credo favori de Luc Julia, qu’il proclame dans les médias et dans ses ouvrages, tient en trois mots provocateurs : « L’intelligence artificielle n’existe pas ». Par cette formule choc (également titre de son livre de 2019), il cherche à démystifier l’IA en la rabaissant au rang d’outil banal. Selon lui, le terme même d’IA est inapproprié : « Le ‘I’ devrait vouloir dire Information et le ‘A’ augmentée, car l’IA est un amplificateur de l’humain, pas un concurrent synthétique. C’est pour cette raison que, selon lui, l’IA… n’existerait pas »[8]. En clair, ce ne serait qu’une « intelligence augmentée », prolongeant nos capacités, jamais une véritable intelligence autonome.

À l’appui de son propos iconoclaste, Luc Julia souligne toutes les limites et imperfections des systèmes actuels : ils se trompent, ne « comprennent pas » vraiment ce qu’ils font, plagient le web, etc. Dans son dernier livre (2025), il aligne ainsi les assertions péremptoires du style « ces IA ne créent rien », « une fois sur 3 elles se trompent », « l’IA ne pourra jamais innover », « l’IA créative est un oxymore »[9][10]. Pour lui, les avancées récentes (comme ChatGPT) ne constituent pas une révolution mais juste une évolution attendue : « Les IA ne sont pas une révolution, mais plutôt une évolution… Sa “révolution” tient au fait qu’elle est désormais accessible à n’importe qui », a-t-il affirmé devant le Sénat[11]. En somme, Luc Julia se pose en pourfendeur du “mythe” de l’IA* – ce qui a pu sembler sain en 2019 pour tempérer le hype, mais paraît de plus en plus décalé en 2025 alors que l’IA générative transforme concrètement de nombreux domaines[12].

Cette posture très critique flatte une partie du public inquiète des excès de l’IA, mais elle s’accompagne d’un certain flou dans le discours de Julia. Par exemple, il clame que « l’IA n’existe pas » en couverture de livre, pour préciser ensuite qu’en fait c’est l’IA générale (AGI) qui n’existe pas – une nuance de taille qui se perd dans son message[13]. Entre jeux sémantiques et provocations, sa communication entretient une confusion : on ne sait plus très bien s’il nie toute réalité aux IA actuelles ou s’il rappelle simplement qu’elles ne sont pas conscientes ni polyvalentes. Ce manque de clarté lui vaut d’ailleurs des critiques acerbes de la part d’autres spécialistes, qui l’accusent de jouer sur les mots* pour se donner le beau rôle du seul sage à contre-courant.

Des arguments contestables et des erreurs factuelles

Au-delà de la philosophie générale, ce sont aussi les faits avancés par Luc Julia qui posent problème. Lors de son audition au Sénat, il a par exemple asséné qu’un « tiers du temps, l’intelligence artificielle raconte des faussetés », en citant une étude de l’Université de Hong Kong sur ChatGPT[14]. Cette statistique frappante (36 % d’erreurs) a de quoi frapper les esprits… sauf que la manière dont Julia la présente est trompeuse. D’après l’analyse menée par des experts, l’étude en question a été mécomprise voire déformée : elle ne testait pas ChatGPT sur des « millions de faits avérés » comme Julia le prétend, mais sur seulement 2 207 questions très spécifiques[15]. En l’occurrence, il s’agissait de jeux de logique et de robustesse où les chercheurs avaient introduit des fautes de frappe dans les questions pour voir si l’IA suivait – un protocole pointu dans lequel ChatGPT s’est trompé 1 fois sur 3, certes, mais dans un contexte bien particulier[16]. Présenter ce résultat comme une mesure globale de « véracité » est donc pour le moins simpliste. De même, Julia a avancé que « la pertinence des réponses de ChatGPT diminue de 2 % chaque année », en prétendant citer un rapport d’OpenAI[17] – une affirmation accueillie avec scepticisme par la communauté, faute de source claire (et contredite par l’amélioration continue des modèles récents).

Ce ne sont pas là de simples détails techniques : ces imprécisions jettent un doute sur la rigueur du discours de Luc Julia. En parcourant son dernier ouvrage, un blogueur relève que Julia ne s’appuie quasiment pas sur la littérature scientifique, préférant citer des articles de presse anecdotiques pour appuyer ses dires[18]. Quant à ses propres expériences de l’IA, elles semblent se limiter à des « petits jeux » amusés : demander à ChatGPT de rédiger sa biographie (et constater avec malice qu’il se trompe), lui poser une colle sur la définition de l’éthique, ou générer un faux portrait de son patron pour rire[19]. On est loin d’une évaluation exhaustive et neutre des capacités de l’IA ! Tout se passe comme si Luc Julia cherchait surtout des exemples confortant son point de vue que « tout cela, c’est de l’esbroufe »[20], quitte à forcer le trait et à ignorer les contre-exemples. Cette attitude frôle la mauvaise foi selon certains commentateurs.

Le retour de bâton : la communauté démonte le mythe

Il n’est donc pas étonnant que de nombreuses voix se lèvent pour critiquer Luc Julia et remettre en question son statut d’expert. Sur YouTube notamment, plusieurs vidéastes et spécialistes tech ont entrepris de débunker ses déclarations. Le vulgarisateur Monsieur Phi a frappé fort avec une vidéo sobrement intitulée « Luc Julia au Sénat : autopsie d’un grand n’importe quoi », dans laquelle il démonte une à une les affirmations de Julia lors de son audition. Sur les réseaux sociaux, cette vidéo a fait du bruit : on y souligne par exemple que Julia minimise complètement les risques liés à l’IA, ce qui « pour quelqu’un que le Sénat consulte, est ultra dangereux »[21]. En effet, à force de clamer que « rien de tout cela n’est nouveau ni inquiétant », Luc Julia pourrait bien induire les décideurs en erreur sur les vrais défis de l’IA (biais, dérives potentielles, etc.). D’autres créateurs de contenu partagent ce constat : la chaîne Instinct IA a publié « Comment Luc Julia vous manipule ? », une analyse sans concession de la conférence donnée par Julia (où, selon eux, il embrouille son auditoire plus qu’il ne l’informe). De son côté, la jeune chaîne IA Clash n’a pas hésité à qualifier Luc Julia de « faux expert en IA » dans une vidéo où les erreurs et approximations du personnage sont passées au crible. Le titre même – « On débunke Luc Julia, faux expert en IA » – annonce la couleur. Ces vidéastes, s’appuyant sur des faits vérifiables et l’avis d’autres experts, convergent tous vers la même idée : il faut relativiser l’expertise de Luc Julia en matière d’intelligence artificielle.

Notons que la remise en question vient aussi de la base : sur des forums de développeurs et réseaux sociaux, certains n’hésitent plus à parler de « fausse expertise » ou même de « fraude » le concernant. Sans aller jusque-là, on peut au moins constater que l’image du « sage de l’IA » qu’il projette en France est largement contestée par la communauté scientifique et technique. Là où les médias généralistes voient en lui un pionnier visionnaire, beaucoup de spécialistes voient plutôt un communicant habile qui recycle d’anciennes idées reçues et occulte l’ampleur des progrès actuels.

En conclusion : redonner à Luc Julia sa juste place

Luc Julia mérite le respect pour sa carrière d’ingénieur et son rôle dans la popularisation de certaines technologies (assistants vocaux, objets connectés). Cependant, le présenter comme l’oracle ultime de l’IA est un abus. Ses déclarations à l’emporte-pièce – « l’IA n’existe pas », « l’IA nous rend idiots », « elle se trompe tout le temps »… – témoignent d’une vision partielle et datée du domaine, vision qui fait fi des avancées récentes. Il est incontestable que l’IA actuelle a des limites et des dangers, mais la lucidité ne consiste pas à la réduire à une vaste fumisterie. Or Luc Julia, à force de vouloir démythifier, frôle parfois la désinformation. Son statut d’expert n’est donc pas usurpé en ce qui concerne les interfaces homme-machine, mais en matière d’IA contemporaine, son discours manque de nuance et de profondeur. Les critiques de Monsieur Phi, d’Instinct IA, de IA Clash et de bien d’autres l’ont montré : il est temps de remettre Monsieur Julia à sa place. Ni gourou visionnaire infaillible, ni imposteur total, Luc Julia devrait être considéré pour ce qu’il est : un ingénieur doué et un sceptique utile, mais pas le porte-étendard scientifique de l’intelligence artificielle. En France, où il a été un peu trop vite érigé en monsieur IA, cela fait du bien de rétablir quelques vérités – mordantes*, certes, mais nécessaires.

Sources : Audition de Luc Julia au Sénat (Public Sénat), blog Nocodefunc sur “L’IA n’existe (toujours) pas” de Luc Julia, Communiqué Renault, intelligence-artificielle.com, vidéos YouTube de Monsieur Phi, Instinct IA, IA Clash.[2][8][15][16][21][3][4][1]

  • [1] NOUVELLE VIDEO ! Je décortique le cas Luc Julia, le réputé co ... — lien
  • [2] [11] [14] [17] Intelligence artificielle : l’audition de Luc Julia, le créateur de Siri, qui a enflammé les réseaux sociaux - Public Sénat — lien
  • [3] Luc Julia : biographie, carrière et réalisations du co-inventeur de Siri — lien
  • [4] [5] [6] [7] Luc Julia, world-renowned expert in Artificial Intelligence, joins Groupe Renault - Site media global de Renault Group — lien
  • [5] Voir le même communiqué Renault — lien
  • [6] Idem — lien
  • [7] Idem — lien
  • [8] Luc Julia : nuances ou confusions ? — lien
  • [9] Idem — lien
  • [10] Idem — lien
  • [11] Public Sénat — lien
  • [12] Nocode functions — lien
  • [13] Nocode functions — lien
  • [14] Public Sénat — lien
  • [15] Nocode functions — lien
  • [16] Nocode functions — lien
  • [17] Public Sénat — lien
  • [18] Nocode functions — lien
  • [19] Nocode functions — lien
  • [20] Nocode functions — lien
  • [21] Luc Julia, fraude ou génie ? : r/developpeurs - Reddit — lien

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